Jacques Derrida : Le Pardon – 1998

 

Jacques Derrida, né en 1930 en Algérie et décédé en France en 2004, fut un philosophe majeur de la fin du 20e siècle.
Sa pensée, complexe et variée, entreprit de défaire les oppositions traditionnellement reconnues et employées en philosophie (présence/absence, phénomène/essence) qui constituent autant de manière « d’être au monde ». Il développa une approche « déconstructionniste » en cherchant à démontrer les apories sur lesquelles débouche une compréhension conceptuellement binaire (thèse/antithèse, vrai/faux, réel/illusion), notamment grâce à l’élaboration de ce qu’il nomma la différance.
De 1995 à 2003, il organisa des séminaires à l’EHESS (dont il fut nommé directeur en 1984) actuellement en voie de publication, les derniers séminaires organisés portaient sur les thèmes du pardon et du repentir et cherchaient à redéfinir ces concepts et à leur trouver une mise en pratique dans l’ordre du juridique et du politique. Dans le même ordre d’idées, il fit preuve d’un soutien indéfectible à l’action de Nelson Mandela et se rendit plusieurs fois en Afrique du Sud. C’est dans le cadre de ses préoccupations d’alors qu’il donna sa conférence au Collège.
Il fut le premier invité du Collège International de Tunis.

Voici quelques extraits du texte inaugural prononcé par Hélé Béji lors de sa venue le 28 février 1998.


Cher Jacques Derrida,

Bienvenue au Collège International de Tunis !
Être capable de converser, n’a rien à voir avec ce qu’on appelle aujourd’hui la communication, la conversation est vocation de l’esprit, tandis que la communication est appétit de puissance. Ainsi, grâce à votre conversation Jacques Derrida, vous nous délivrez du mensonge de la communication.
Selon Aristote « être capable de prévoir par la pensée, c’est être par nature apte à commander », encore que la politique, bien entendu, ne se limite pas à l’art du commandement ! Néanmoins, la philosophie possède une autorité différente. Pour elle en effet, l’effort de la raison n’a pas « d’autre objet que la connaissance : “La vertu absolue de l’âme est de connaître”, dit Spinoza dans L’éthique.
Donc, votre présence ici serait celle de notre conscience. Vous aiguisez le regard que nous portons sur nous-mêmes, vous nous rendez moins complaisants, moins indulgents, plus curieux. Notre raison devient aussi plus scrupuleuse, elle se garde de nous innocenter, et par un simple coup d’œil à l’histoire, elle se rend compte que la fin de la tutelle coloniale nous a fait entrer dans l’ordre implacable de la responsabilité.

Or, comme il est ici question de “pardon”, pourquoi ne pas nous livrer à un petit examen de conscience, et nous demander si la décolonisation n’a pas été, certes un gain inestimable de souveraineté, mais aussi l’expérience d’une perte. Cette perte, je crois pouvoir dire qu’elle est de nature éthique. Les décolonisés se sont rehaussés d’une “culture”, mais ils se sont diminués d’une “morale”. Leur être politique est, sur le plan éthique, un non-être, un être encore à venir. Cette perte éthique je crois qu’elle est, purement et simplement, l’évacuation de la question de l’humain, de l’organisation de la vie commune, du vivre-ensemble. L’humain affleure partout, mais il n’est pris en considération nulle part. Un des meilleurs exemples de cet abandon est la Médina de Tunis.

La Médina est moderne dans le sens d’une utopie urbaine. Elle est comme l’essence humaine de l’architecture. C’est un songe vivant d’urbanisme médiéval, génial, que les architectes contemporains poursuivent en vain sans en trouver le secret. Elle est moderne au sens où l’ancien est image du nouveau, il est un devenir nouveau, il incarne l’événement de nouveauté, il est, d’un point de vue phénoménal, le nouveau. L’énergie de l’ancien perce là où l’actuel s’exténue, là où le neuf est usé. La forme de l’ancien est image, souffle de la pensée, futurition. La forme du moderne touche à la fin de son propre temps, à son épuisement.

La Médina est donc moderne dans un sens exactement opposé à celui des grandes banlieues européennes, cet univers de désolation où règne la souffrance de l’inhabité, où l’errance de l’individu traverse le monde sans l’habiter, où c’est l’horreur d’un paysage sans demeure, la privation de la faculté de séjourner, la perte inexorable de la trêve, du séjour. (…) Donc un sens temporel, et pas seulement spatial, avec le verbe « demeurer » ; demeure de ce qui nous met à l’abri du temps, soit des intempéries (celles du climat ou de la vie), soit surtout de la destruction du temps ; abri, séjour en quelque sorte de l’intemporel. La demeure, c’est l’ouvrage des liens par lesquels je me lie avec mes semblables dans un attachement durable, c’est à dire moral. Car ce qui dure est par essence de nature morale, ce qui dure demeure, c’est, comme dirait encore Spinoza, ce qui s’efforce de persévérer dans son être, c’est dire l’éthique.

Ainsi, même dans son état d’abandon, même détruit par notre faute, le génie citadin de la Médina continue de traduire cette persévérance d’être, dans les scènes surprenantes de ses tableaux vivants. C’est la liturgie du laitier sous la bâche de sa camionnette qui vous vend son lait cru au pichet ; c’est la psalmodie du fruitier ambulant qui passe sous vos fenêtres avec ses seaux de figues de barbarie ; c’est l’épicier qui verse ses onctions d’huile d’olive à l’entonnoir de votre bidon ; c’est le lainier qui monnaye les vertus de sa laine purifiée au kilo, c’est le ferronnier qui soude à l’enfer brûlant de sa forge vos vieux clous de porte rouillés ; ce sont les étains de patisserie géants qui se balancent dans une carriole en se dirigeant vers une consécration ; ce sont les menuisiers qui vous font des grands gestes de pardon en ôtant de la chaussée leurs carcasses de bois pour vous laisser passer ; ce sont les pauvres diables accroupis derrière leurs fenouils et leurs artichauts, clandestins et maudissant la ronde des agents ; c’est le tisserand déclinant qui, dans l’ombre d’un réduit plus étroit qu’un tombeau, tisse déjà pour son rachat les tuniques hiératiques de l’au-delà ; c’est la voix de « roba vecchia » qui dérobe aux oraisons et aux prières l’écho sempiternel de leur ponctualité sacrée ; c’est le breuvage des saints qui mijote dans des chaudrons bénis que les fêtards nocturnes consomment avec des extases de prêtresses ensommeillées. (…)

Car ce qui dure est par essence de nature morale, ce qui dure demeure, c’est comme dirait Spinoza, ce qui s’efforce de persévérer dans son être, c’est-à-dire l’éthique. Ainsi, même dans son état d’abandon, même détruit par notre faute, le génie citadin de la Médina continue de traduire cette persévérance d’être. Quant à savoir si la vertu s’enseigne ou pas, c’est une tout autre affaire qui demanderait, dit encore Socrate, toute “une vie d’examen”. Et combien de vies nous faudrait-il pour savoir si le pardon existe ou n’existe pas ?

Lectures :
Jacques Derrida fut l’auteur de quatre-vingts ouvrages où il développa une pensée singulière ; pour une première approche de son travail, l’on pourra se pencher avec intérêt sur les titres suivants :
- La voix et le phénomène [PUF]
- L’écriture et la différence [Seuil]
- La vérité en peinture [Flammarion]
- Psyché, inventions de l’autre [Galilée]
- Un site internet propose, de manière très ludique et pratique, des définitions des termes employés et des concepts développés par Jacques Derrida : www.idixa.net/Pixa/pagixa-0506091008.html

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