De l’Occident : Régis Debray – 2014
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Carlo Ginzburg, né en 1939 à Turin, est un historien et un historien de l’art contemporain italien. Au début des années 70, il fait partie de ceux qui vont lancer un nouveau courant de recherche en histoire moderne: la microhistoire, qui propose aux historiens de délaisser l’étude des masses ou des classes pour s’intéresser aux individus, dont le destin est jugé plus apte à éclairer le monde qui les entoure.
Docteur en philosophie à l’Université de Pise en 1961, il a enseigné l’Histoire à l’Université de Bologne puis, à partir de 1988, à l’Université de Californie à Los Angeles (UCLA); il a reçu le prix Aby Warburg en 1992 et le prix Antonio Feltrinelli en 2005.
Il est par ailleurs un spécialiste des procès de l’Inquisition.
Voici quelques extraits du texte d’introduction prononcé par Hélé Béji lors de sa venue le 6 octobre 2001.
YOUR COUNTRY NEEDS YOU
Vous utilisez votre méthode d’historien pour lutter contre d’autres injustices judiciaires du XXe siècle, celles en particulier du procès Sofri, en 1991, où vous montrez que les interrogatoires des juges modernes ne sont pas toujours très éloignés des méthodes inquisitoriales que l’Église utilisait dans les vieux procès de sorcellerie, pour orienter les questions vers la culpabilité et la punition finale.
J’ai observé que ce que vous disiez sur Menocchio (meunier d’un petit village du Frioul au XVIe siècle qui fait l’objet de votre livre « Le fromage et les vers ») pouvait être transposé aujourd’hui dans le monde musulman, où la foi est encore très vive dans la conscience populaire. Mais quand on interroge individuellement les personnes, on découvre des choses étonnantes.
Par exemple, il y avait ici dans ma rue une sorte de Menocchio, c’était notre voisin, Slimane. Il tenait sur la religion musulmane des paroles presque similaires à celles de votre meunier sur la religion chrétienne. Il y a des coïncidences vraiment remarquables. Il disait, entre autres, que les hommes ont fait de la religion un commerce, une marchandise. Il disait vraiment des choses insolentes, et sans se cacher, à qui voulait l’entendre. Il attrapait les filles dans la rue qui avaient un tchador sur la tête en leur disant : « Est-ce que tu as mis ta culotte aujourd’hui ? » Il disait, j’ai rapporté ses paroles dans un de mes livres : « Ils font de la réclame, la religion c’est leur commerce, une serviette où ils s’essuient les mains. “Où cours-tu ? À la mosquée. D’où viens-tu ? De la mosquée !” C’est de l’esbroufe (…) Je prie dans ma maison, chez moi, directement avec Dieu. Je préfère l’ivrogne qui a le cœur bon, comme mon soûlard de neveu, plutôt que l’hypocrite qui n’a qu’un mot à la bouche, “c’est péché”. Celui qui pèche le fait contre lui-même ! (Menocchio dit aussi que qui fait du mal seulement à soi-même et pas à son prochain ne commet pas de péché, p.76). D’ailleurs, je n’irai jamais en pèlerinage, jamais ! Mon lieu sacré, c’est ma chaise longue devant ma porte. »
Il me disait aussi : « Dieu, c’est la nature, c’est ce qu’il y a dans le cœur, c’est naturel. » Menocchio a été jugé de blasphème pour avoir dit des choses semblables. Par exemple qu’« il connaissait Dieu bien mieux que les prêtres ». Il disait : « Qu’imaginez-vous que soit Dieu ? Dieu n’est qu’un léger souffle, et ceci pour autant que l’homme se l’imagine. » Il disait déjà, au XVI ° siècle : « La majesté de Dieu a donné l’Esprit-Saint à tous : aux chrétiens, aux hérétiques, aux Turcs, aux juifs, il les aime tous et tous se sauvent d’une manière ou d’une autre. » Déjà au XVIe siècle, c’était une image de l’universel.
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