De l’Occident : Régis Debray – 2014
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Mohamed Charfi, né le 6 octobre 1936 et décédé le 6 juin 2008, fut une figure majeure de la vie politique et intellectuelle tunisienne.
À l’orée des années soixante, alors qu’encore simple étudiant à Paris, il participe à la création du mouvement « Perspectives tunisiennes » ; ses prises de position, et même si elles s’éloigneront peu à peu du radicalisme des débuts, lui vaudront toutefois plusieurs mois d’emprisonnement au bagne de Borj Erroumi. Finalement gracié par le président Bourguiba, il entame alors une carrière de professeur à la faculté de droit de Tunis ainsi qu’à la faculté des sciences juridiques, politiques et sociales, où il sera nommé professeur émérite en 1996.
Dès 1980, il adhère à la Ligue tunisienne des droits de l’homme (LTDH), où il s’illustrera par sa loyauté et sa constance, il en sera élu président en 1989. Il sera également ministre de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique, d’avril 1989 à mai 1994, date à laquelle il sera démis de ses fonctions.
Intellectuel brillant, farouchement opposé à tout dogmatisme, il ne cessera de s’interroger sur les fondements de la loi, le droit international, mais aussi sur les possibilités de réformes du système éducatif et sur l’influence de la religion.
Son épouse, Faouzia Rekik, physicienne et ancienne directrice de l’Institut préparatoire aux études scientifiques et techniques, a été nommée secrétaire d’État auprès du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique en 2011.
C’est à la suite de la publication de son livre « Islam et liberté, le malentendu historique » (Albin Michel 1999), que Mohamed Cherfi a donné une conférence.
Voici quelques extraits du texte d’introduction prononcé par Hélé Béji lors de sa venue le 9 juin 2001.
Vous savez que la liberté humaine, depuis les Grecs et les Romains, se définit par un « pouvoir-commencer », un « poser-un-commencement ». Vous savez que la liberté romaine est toujours ramenée à la fondation de Rome. Être-libre et commencer sont une seule et même chose, et St Augustin a approfondi cette idée de l’homme comme initium, dans la mesure où il advient au monde par sa naissance.
Donc la liberté (cf. Hannah Arendt) consiste en un « pouvoir-commencer ». Le droit de commencer quelque chose, ce que Kant a développé dans le concept de spontanéité grâce à l’expérience de la Révolution française ; c’est la négation du déterminisme historique, c’est la reconnaissance que quelque chose de nouveau est toujours possible, quelque chose d’imprévisible, d’inattendu, qui fait que rien dans l’histoire ne peut être déterminé par avance.
Il y a deux types de paroles dans une société.
Il y a la parole de l’imagination solitaire, créatrice, singulière, qui capte dans sa lumière étrange la profondeur et le sens d’une époque, c’est la parole de l’artiste, ce « phare » dit Baudelaire, « ce phare allumé sur mille citadelles », cet « écho redit par mille labyrinthes », ce « cri répété par mille sentinelles », cet « ordre renvoyé par mille porte-voix », « cet ardent sanglot qui roule d’âge en âge, et vient mourir au bord de l’éternité. » (Les Phares). C’est la parole poétique.
Et puis, il y a l’autre type de parole, celle qui naît de la délibération des consciences, de la confrontation d’une pensée avec son public, du travail contradictoire, imprévisible, et nouveau de la vérité, du pouvoir-commencer à dire la vérité. C’est la parole politique. (…)
La liberté n’est pas importante seulement pour les gouvernés. Elle l’est encore plus pour les gouvernants. Je veux dire que la délibération, la faculté publique de délibérer, est plus vitale pour l’État que pour chaque individu pris isolément ; ce dernier trouvera toujours un microcosme social où il pourra s’exprimer, tandis que l’État sera enfermé dans sa forteresse muette sans possibilité de s’épancher. En se privant de sa propre parole, d’un dialogue avec lui-même, au sein de ses institutions, l’État entrera dans cette espèce de désert de sens où il ne rencontrera nulle oasis. Privé de la compréhension de lui-même, il sera privé de la consolation des autres.
De ce point de vue, votre itinéraire est exemplaire, car il vous a paru impossible d’emblée, de séparer pouvoir et savoir, l’agir et le parler, de ne pas introduire dans la place publique des jardins de délibération. Car ce qui échappe à la plupart des gouvernants, et qui ne vous a pas échappé, c’est que, si la politique, comme le dit Madison, est « la plus haute réflexion concernant la nature humaine » les plus pénalisés par cette absence de réflexion seraient non pas les gouvernés, mais les gouvernants eux-mêmes.
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