Hélé Beji

 

Hélé Béji, première Tunisienne agrégée de Lettres modernes en 1973, maître-assistante titulaire de l’enseignement supérieur, a été radiée de l’Université tunisienne le 5 décembre 1987, à la suite du changement du 7 novembre. Elle n’a jamais été réintégrée à l’Université. Elle avait écrit quelques années avant sa radiation un livre critique, Le désenchantement national (Maspero, 1982), sur les nouvelles formes d’uniformisation politique qui avaient suivi l’Indépendance tunisienne, en particulier la monopolisation du pouvoir par le Parti unique, l’absence de liberté d’expression, la soumission au discours officiel et au pouvoir personnel, et le caractère despotique du régime bourguibien. Dans un récit autobiographique, L’œil du jour, publié en 1985, elle avait également décrit de nombreuses scènes de la vie quotidienne où les formes de servitude sociale et politique sont évoquées par touches satiriques, et où la mélancolie, la pauvreté et l’impuissance des petites gens sont palpables à travers la narration.

Dans divers articles et travaux, elle a toujours révélé les violences liées au discours de l’identité, culturelle ou nationale, à l’arbitraire de l’État national, dont elle a démasqué les enjeux de pouvoir et de domination sur les populations libérées du colonialisme extérieur, mais pas de la « colonisation » des Tunisiens eux-mêmes. Toujours dans le registre de l’engagement intellectuel pour une libéralisation de la vie politique, elle a rendu compte, sous diverses formes, des inhibitions et des peurs profondes liées aux interdits pesant sur la vie politique, religieuse, sociale et morale, expliquant dans divers articles et conférences la différence entre indépendance nationale, et émancipation citoyenne, qui signifie se libérer aussi de la tutelle des siens et pas seulement de l’étranger. Elle a ainsi brossé peu à peu, dans ses écrits, un véritable « portrait du décolonisé » et de ses drames. Elle décrit, entre autres, dans des articles de critique littéraire, l’avant-garde insolente du Nouveau Théâtre tunisien, où elle met en valeur les audaces de cette révolte libertaire contre un État répressif. Ses positions contre la guerre du Golfe, à travers ses textes des années 90, vont aussi dans le sens d’une critique des rapports de domination entre le Nord et le Sud, montrant que les pouvoirs nationalistes des pays décolonisés ont failli à leur tâche de démocratie, et donc de souveraineté populaire.
En 1998, elle ouvre dans la médina de Tunis un espace de libre débat, Le Collège international de Tunis où, sans autorisation administrative, donc dans l’illégalité, sous le harcèlement d’une surveillance de la police locale, elle donne la parole aux intellectuels qui ne disposaient pas de lieu de discussion dans leur société, sur des thèmes philosophiques qui étaient une invitation directe à la critique du politique. Elle donne à cette occasion la parole à des intellectuels français engagés comme Jacques Derrida, Jorge Semprun, Jean Daniel, et d’autres. Le 3 juin 2001, elle organise un débat sur Le Droit d’ingérence, animé par Bernard Kouchner de retour du Kosovo, après avoir passé outre une interdiction expresse de réunion. Dans le même mois, elle offre une tribune à Mohamed Charfi, dans une conférence mémorable tenue le 9 juin, alors que cet ex-ministre de Ben Ali était sous haute surveillance, et que son livre, « Islam et Liberté », était interdit à la vente et censuré. Des cartons et des affiches Islam et Liberté, avaient été diffusés dans les universités pour cet événement. Le public universitaire a afflué. Le même été 2001, elle invite Jean Daniel, dont le dernier livre avait été retiré des librairies à cause d’un passage critique sur le régime de Ben Ali. Jean Daniel prend la parole au Collège international de Tunis devant une salle comble, sur le thème « Mémoires et engagements ». La même année, Hélé Béji publie une tribune dans le Nouvel Observateur intitulée « La femme embastillée », le 19 juillet 2001, pour protester contre l’arrestation de Sihem Ben Sedrine à Tunis.

Durant toutes les années 2000, les conférences se succèdent au Collège dans une ambiance de plus en plus affranchie, sur des thèmes de politique ou de société, tels que le 11 septembre 2001, avec Jean Baudrillard, la guerre d’Irak avec Olivier Roy, l’engagement avec Jorge Semprun, les Lumières avec Boualem Sansal, Régis Debray et Danièle Sallenave, la civilité avec de grands penseurs français tels que Marc Augé, François Jullien en 2006, l’hommage à Jean Duvignaud avec l’École de sociologie de l’Université de Tunis en 2007, etc. Un public fidèle vient assister à ces conférences d’actualité et de philosophie. En 2009 se tiennent au Collège deux conférences particulièrement sensibles, l’une intitulée « Malaise dans la liberté », en écho à la réélection de Ben Ali en octobre 2009, et l’autre, par antithèse, en éloge de l’élection de Barack Obama sur le thème de l’humanisme au mois de décembre de la même année, pour présenter une élection démocratique à des citoyens privés de scrutin. « Malaise dans la liberté » a été ouvert par le professeur Yadh Ben Achour, qui était réduit au silence avant le 14 janvier, et qui a joué après la révolution un rôle éminent dans la transition démocratique, à la tête de la Haute Instance préparatoire des élections. Deux grandes intellectuelles françaises étaient venues témoigner dans cette table ronde en 2009, de leur expérience en matière de théorie démocratique, Myriam Revault d’Allonnes, philosophe politique et Danièle Sallenave, écrivain qui vient d’être élue à l’Académie française.
Parallèlement aux travaux du Collège, Hélé Béji a creusé sa réflexion sur la fermeture politique des sociétés postcoloniales par divers écrits sur les problèmes du pluralisme culturel. Ces analyses, dont le fil se poursuit dans ses différents textes[1], ont culminé en 2008 dans le livre Nous, Décolonisés, où elle mène une critique impitoyable des dérèglements politiques et intellectuels de ces sociétés depuis un demi-siècle, en quête de leur liberté introuvable. « Alors, qui va l’entendre, Hélé Béji ? Les descendants des héros de la libération nationale, héritiers putatifs et kleptomanes, qui ressassent leur identité culturelle, leur authenticité ethnique, leur mémoire et leur islam au front de taureau, et y enferment leur société avec autant d’arrogance que d’incurie ? Il y a peu de chance qu’ils fassent bon accueil à quelqu’un qui, sorti de leurs rangs et dans leur propre camp, leur dit crûment : “Les décolonisés que nous sommes ne sommes pas malades de la peste, mais de nous-mêmes”. Entre l’indifférence des nantis, au Nord, et la censure des parvenus du Sud, cette méticuleuse, cette impitoyable exploration de l’envers du décor a pris, non sans courage, le risque de la solitude. Espérons qu’elle ne fournira pas un alibi facile aux nouveaux croisés ni un anathème automatique aux cibles de nos croisades humanitaires. Elle devra se faufiler sur une corde raide. » (Régis Debray, Marianne, 2 février 2008)

Elle y décrit l’atmosphère d’étouffement, d’impuissance et de désespoir qui s’est emparée du peuple et des élites, jusqu’au sursaut et à l’explosion du 14 janvier 2011. Le 9 janvier 2011, soit 5 jours avant la révolution, elle publie sur NouvelObs.com, une longue chronique censurée sur le net le jour même, où, à travers le suicide de Bouazizi, elle dévoile le sens émotionnel de cet ébranlement de la conscience collective des Tunisiens, la violence intérieure de leur révolte morale et de leur besoin de liberté, et la portée symbolique de ce geste déchirant dont la secousse immense a provoqué la révolution du 14 janvier que personne ne prévoyait. En février 2011 paraît son dernier livre Islam Pride (Derrière le voile), écrit en 2010, où elle tente de dépasser ce qu’elle appelle la guerre civile du voile, livre où sont perceptibles les signes de sécularisation et de démocratisation des courants islamiques au cœur même des sociétés modernes, et l’annonce d’une cohabitation inéluctable entre l’islamisme et la démocratie, bien avant que le mouvement Nahdha ne gagne les élections postrévolutionnaires en Tunisie le 23 octobre 2011.

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